Compte rendu N° 12

5 juin. Le Pr Nemur est mécontent parce que je n’ai pas remis de comptes rendus depuis près de quinze jours (et il a raison parce que la Fondation Welberg a commencé à me payer un salaire afin que je n’aie pas à chercher un emploi). Le Congrès International de Psychologie à Chicago a lieu dans une semaine à peine. Le professeur veut que son rapport préliminaire soit aussi complet que possible car Algernon et moi sommes les pièces essentielles de son dossier.

Nos rapports deviennent de plus en plus tendus. Sa manière constante de parler de moi comme d’un animal de laboratoire me déplaît. Il me donne la sensation que, avant l’expérience, je n’étais pas vraiment un être humain.

J’ai dit à Strauss que j’étais trop absorbé à penser, à lire et à fouiller en moi-même, afin d’essayer de comprendre ce que je suis, et qu’écrire était un processus tellement lent que cela m’impatientait d’exprimer mes idées de cette manière. J’ai suivi son conseil d’apprendre à taper à la machine et maintenant que je peux taper près de soixante-quinze mots à la minute, il m’est plus facile de tout mettre sur le papier.

Strauss a de nouveau attiré mon attention sur la nécessité de parler et d’écrire simplement et clairement de façon que tout le monde me comprenne. Il m’a rappelé que le langage est parfois un obstacle au lieu d’un moyen de communication. Il y a quelque ironie à me retrouver ainsi de l’autre côté de la barrière intellectuelle.

Je vois Alice occasionnellement, mais nous ne parlons pas de ce qui est passé. Nos relations restent platoniques. Mais pendant trois nuits, après mon départ de la boulangerie, des cauchemars me sont venus. Il est difficile de croire qu’il y a deux semaines de cela.

Je me vois poursuivi la nuit à travers les rues désertes par des formes fantomatiques. Et, bien que je coure toujours vers la boulangerie, la porte est fermée, et les gens qui sont à l’intérieur ne me regardent jamais. Par la vitrine, le marié et la mariée du gâteau de mariage me montrent du doigt et rient – et l’air s’emplit de rires au point que je ne peux plus le supporter – et les deux petits amours agitent leurs flèches flamboyantes. Je hurle. Je frappe contre la porte mais cela ne fait aucun bruit. Je vois Charlie qui me regarde, les yeux écarquillés, de l’intérieur de la boulangerie. N’est-ce pas mon reflet ? Des choses s’accrochent à mes jambes et m’entraînent dans l’ombre d’une impasse et lorsqu’elles commencent à se répandre comme de la boue sur moi, je me réveille.

D’autre fois, la vitrine de la boulangerie s’ouvre sur le passé et en regardant à travers, je vois d’autres choses et d’autres gens !

C’est extraordinaire comme ma faculté de mémoire se développe. Je ne peux pas encore la contrôler complètement mais parfois, alors que je suis occupé à lire ou à travailler sur un problème, j’ai une sensation de clarté intense.

Je sais que c’est une sorte de signal d’alerte, subconscient, et maintenant, au lieu d’attendre que le souvenir me revienne, je ferme les yeux et je pars à sa recherche. Je finirai bien par arriver à avoir complètement le contrôle de ma mémoire, afin d’explorer non seulement l’ensemble de mes expériences passées mais aussi tous les pouvoirs inutilisés de l’esprit.

Même maintenant, quand j’y pense, j’entends le silence épais. Je vois la vitrine de la boulangerie… je tends la main pour la toucher… elle est froide, vibrante et le verre devient chaud… brûlant… me brûle les doigts. La vitrine qui reflète mon image s’éclaircit, et quand elle devient un miroir, je vois le petit Charlie Gordon – il a quatorze ou quinze ans – qui me regarde par la fenêtre de sa maison et c’est doublement étrange de réaliser à quel point il était différent…

Il a attendu sa sœur pour sortir de l’école et quand il la voit venir au coin de Marks Street, il lui fait signe, il l’appelle et il se précipite à sa rencontre.

Norma agite un papier.

— J’ai eu un A pour ma composition d’histoire. Je savais toutes les réponses. Mrs Baffin a dit que c’était la meilleure composition de toute la classe.

Elle est jolie avec ses cheveux châtains soigneusement tressés et enroulés autour de sa tête comme une couronne, et quand elle regarde son grand frère, son sourire s’efface et elle s’éloigne en sautillant, le laissant en arrière tandis que, d’un trait, elle grimpe les marches et entre dans la maison.

Il la suit en souriant.

Sa mère et son père sont dans la cuisine, et Charlie, encore tout excité de la bonne nouvelle de Norma, la proclame avant qu’elle ait eu la possibilité de le faire.

— Elle a un A ! Elle a un A !

— Non ! s’écrie Norma. Pas toi. Tu n’as pas à le dire.

— C’est moi qui ai eu une bonne note, et je vais le dire moi-même.

— Attends une minute, ma petite fille.

Matt pose son journal et lui parle sévèrement. Ce n’est pas une manière de parler à ton frère.

— Il n’a aucun droit de le dire !

— Cela n’a pas d’importance.

Matt lui fait de gros yeux en l’avertissant de son doigt :

— Il n’a pas voulu faire de mal, et tu ne dois pas crier après lui comme cela.

Elle se tourne vers sa mère pour qu’elle la soutienne.

— J’ai eu un A – la meilleure note de la classe. Est-ce que je pourrai avoir un chien ? Tu l’as promis. Tu as dit oui, si j’avais une bonne note pour ma composition. Et j’ai eu un A. Je voudrais un chien marron avec tes taches blanches. Et je l’appellerai Napoléon parce que c’est la question à laquelle j’ai le mieux répondu dans ma composition. Napoléon a perdu la bataille de Waterloo.

Rose se lève :

— Va jouer sous la véranda avec Charlie. Il t’a attendu plus d’une heure pour revenir avec toi de l’école.

— Je n’ai pas envie de jouer avec lui.

— Va sous la véranda, dit Matt.

Norma regarde son père, puis Charlie.

— Je ne suis pas obligée. Maman a dit que je ne suis pas obligée de jouer avec lui si je n’en ai pas envie.

— Attention, Norma.

Matt se lève de sa chaise et s’approche d’elle :

— Fais des excuses à ton frère.

— Je n’ai pas à lui en faire ! hurle-t-elle, en se précipitant derrière la chaise de sa mère. Il est comme un bébé. Il ne sait pas jouer aux dames, ni au Monopoly, ni à rien. Il comprend tout de travers. Je ne veux plus jouer avec lui.

— Alors va dans ta chambre.

— Est-ce que je peux avoir un chien, maman ?

Matt frappe du poing sur la table.

— Il n’y aura pas de chien dans cette maison tant que tu auras cette attitude, ma petite fille.

— Je lui ai promis un chien, si elle avait de bonnes notes à l’école…

— Un chien marron avec des taches blanches, précise Norma.

Matt montre Charlie près du mur.

— Aurais-tu oublié que tu as dit à ton fils qu’il ne pouvait pas avoir un chien parce que nous n’avions pas de place et personne pour s’en occuper. Tu te souviens ? Quand il a demandé un chien ? Reviens-tu sur ce que tu as dit ?

— Mais je m’occuperai moi-même de mon chien, insiste Norma. Je lui donnerai à manger et je le laverai, et je le sortirai…

Charlie, qui se tenait près de la table en jouant avec son gros bouton rouge au bout d’une ficelle, s’exclame soudain :

— Je l’aiderai à s’occuper du chien ! Je l’aiderai à lui donner à manger, et à le brosser, et je le défendrai pour que les autres chiens ne le mordent pas.

Mais avant que Matt ou Rose puissent répondre, Norma explose :

— Non ! Ce sera mon chien ! Mon chien à moi toute seule !

Matt hoche la tête :

— Tu vois ?

Rose s’assied près de sa fille et caresse ses tresses pour la calmer.

— Voyons, il faut partager, ma chérie. Charlie peut t’aider à t’en occuper…

— Non ! À moi, toute seule !… C’est moi qui ai eu un A en histoire… pas lui ! Il n’a jamais eu de bonnes notes comme moi. Pourquoi est-ce qu’il m’aiderait à m’occuper du chien ? Ensuite le chien l’aimerait plus que moi et il deviendrait son chien au lieu du mien. Non ! Si je ne peux pas l’avoir pour moi toute seule, je n’en veux pas.

— Comme ça, c’est réglé, dit Matt qui reprend son journal et se rassoit. Pas de chien.

Brusquement, Norma saute du divan, prend la composition d’histoire qu’elle a ramenée si fièrement à la maison, il n’y a que quelques instants. Elle la déchire et en jette les morceaux à la figure de Charlie.

— Je te hais ! Je te hais !

— Norma, arrête immédiatement !

— Rose la saisit mais elle s’arrache de ses mains.

— Et je hais l’école ! Je la hais ! Je n’étudierai plus et je serai aussi bête que lui. J’oublierai tout ce que j’ai appris et je serai tout à fait comme lui.

Elle se précipite hors de la pièce en hurlant :

— Ça commence déjà. J’oublie tout… J’oublie… Je ne me rappelle plus rien de ce que j’ai appris !

Rose, terrifiée, court derrière elle. Matt reste assis à regarder fixement le journal posé sur ses genoux. Charlie, effrayé par cette crise de colère et de hurlements, s’effondre sur une chaise et gémit doucement. Qu’a-t-il fait de mal ? Et en sentant l’humidité dans son pantalon, qui coule le long de sa jambe, il reste là, à attendre la gifle qu’il recevra, il le sait, quand sa mère reviendra.

La scène s’efface mais, à partir de ce moment, Norma a passé tous ses moments de liberté avec ses amies, ou à jouer seule dans sa chambre. Elle en gardait la porte fermée et il m’était défendu d’entrer sans sa permission.

Je me souviens d’avoir entendu une fois Norma qui jouait dans sa chambre avec une de ses amies, elle criait :

— Ce n’est pas mon vrai frère ! Ce n’est qu’un gosse que nous avons recueilli parce que nous avons eu pitié de lui. Ma maman me l’a dit et elle a dit que je pouvais maintenant dire à tout le monde qu’il n’est pas du tout mon frère.

Je voudrais que ce souvenir soit une photographie pour que je puisse la déchirer et lui en jeter les morceaux à la figure. Je voudrais pouvoir l’appeler à travers les années et lui dire que je n’ai jamais eu l’intention de l’empêcher d’avoir son chien. Elle aurait pu l’avoir à elle toute seule, et je ne lui aurais pas donné à manger, je ne l’aurais pas brossé, je n’aurais pas joué avec lui… Je n’aurais rien fait pour qu’il m’aime plus qu’elle. Je voulais simplement qu’elle continue à jouer avec moi comme avant. Je n’ai jamais voulu faire quoi que ce soit qui puisse lui faire la moindre peine.

 

6 juin. Ma première vraie dispute avec Alice aujourd’hui. De ma faute. Je voulais la voir. Souvent, après un souvenir ou un rêve qui m’a troublé, je me sens mieux d’en parler avec elle – ou simplement d’être près d’elle. Mais j’ai eu tort d’aller la chercher à son cours.

Je n’étais pas retourné au Centre d’Adultes retardés depuis mon opération et j’avais grande envie de le revoir. Il est situé dans la 23e rue, à l’est de la Cinquième Avenue, dans une vieille école qui est utilisée depuis cinq ans par la Clinique de l’Université Beekman comme centre expérimental d’éducation ; y sont donnés des cours spéciaux pour arriérés. À l’entrée, une plaque bien astiquée en bronze, encadrée dans la vieille grille à piques ; C.A.R. Annexe de l’Université Beekman.

Son cours se terminait à 8 heures du soir mais je voulais voir la salle où – il n’y a pas si longtemps – je peinais sur des lectures simples ou pour écrire ou pour apprendre à rendre la monnaie sur un dollar.

J’entrai, j’allai jusqu’à la porte et, en restant hors de vue, je regardai par les vitres. Alice était à son bureau ; sur une chaise, pris d’elle, une femme au visage maigre que je ne reconnaissais pas. Elle avait le front plissé par une évidente incompréhension et je me demandais ce qu’Alice essayait d’expliquer.

Mike Dorni était dans son fauteuil roulant près du tableau noir et Lester Braun était assis au premier rang comme d’habitude. Il était, disait Alice, le plus intelligent de la classe. Lester avait appris facilement ce sur quoi j’avais tant peiné, mais il ne venait que quand il en avait envie, ou il préférait ne pas venir pour pouvoir gagner de l’argent à cirer les parquets. Je pense que si cela l’avait intéressé – si cela avait été aussi important pour lui que ce l’était pour moi – c’est lui qu’ils auraient utilisé pour l’expérience. Il y avait aussi de nouvelles têtes, des gens que je ne connaissais pas.

Finalement, j’eus l’audace d’entrer.

— C’est Charlie ! s’exclama Mike en faisant tournoyer son fauteuil roulant.

Je lui adressai un signe de la main.

Bernice, la jolie blonde aux yeux vides, leva le regard et sourit vaguement :

— Où étais-tu Charlie ? Tu en as un joli complet !

Ceux qui se souvenaient de moi me firent de grands signes et je leur répondis. Soudain, à l’expression d’Alice, je compris qu’elle était contrariée.

— Il est presque 8 heures, annonça-t-elle, c’est le moment de tout ranger.

Chacun avait sa tâche assignée, ranger la craie, les chiffons, les papiers, les livres, les crayons, les cahiers, les tubes de peinture, le matériel scolaire. Chacun connaissait son travail et était fier de bien le faire. Ils se mirent tous à l’ouvrage sauf Bernice. Elle me fixait avec de grands yeux.

— Pourquoi Charlie ne vient plus à l’école ? demanda-t-elle. Qu’est-ce qui se passe, Charlie ? Vas-tu revenir ?

Les autres me regardèrent. Je regardai Alice, attendant qu’elle réponde pour moi et il y eut un long silence. Que pouvais-je leur dire qui ne les blesserait pas ?

— Je suis simplement venu vous faire une visite, dis-je.

L’une des filles eut un petit rire en sourdine – Francine, qui donnait toujours des inquiétudes à Alice. Elle avait déjà eu trois enfants avant d’avoir dix-huit ans et que ses parents se décident à une hystérectomie. Elle n’était pas jolie – beaucoup moins attirante que Bernice – mais elle avait été un jouet facile pour des tas d’hommes qui lui payaient quelque bagatelle ou une place de cinéma. Elle habitait dans une pension reconnue par l’Asile Warren, pour les élèves travaillant à l’extérieur, et elle avait la permission de sortir le soir pour venir au cours. Par deux fois elle n’était pas venue, elle s’était laissée accrocher par des hommes sur le chemin – et maintenant, elle ne pouvait sortir qu’accompagnée.

— Il parle maintenant comme un monsieur important, dit-elle en gloussant.

Cela suffit, interrompit Alice. La classe est terminée. À demain soir, 6 heures.

Quand ils furent tous partis, je vis à la manière dont elle rangeait fébrilement ses affaires dans le placard qu’elle était très mécontente.

— Je suis désolé, dis-je. J’avais l’intention de vous attendre en bas mais j’ai eu envie de revoir ma vieille salle de classe. Mon école. Je voulais simplement regarder à travers la vitre. Mais, sans m’en rendre compte, je suis entré. Qu’est-ce qui vous ennuie ?

— Rien… il n’y a rien qui m’ennuie.

— Allons. Votre mécontentement est hors de proportion avec ce qui s’est passé.

Elle plaqua violemment le livre qu’elle tenait, sur son bureau.

— Bon, tu veux le savoir ? Tu n’es plus le même. Tu as changé. Et je ne parle pas de ton quotient intellectuel. Je parle de ton attitude envers les gens… tu n’es plus le même genre d’être humain.

— Oh, voyons ! Ne…

— Ne m’interromps pas ! (La colère réelle de sa voix me fit reculer.) Je te dis ce que je pense. Avant, il y avait en toi quelque chose… je ne sais pas… une chaleur, une franchise, une bonté, qui faisait que tous t’aimaient bien et aimaient que tu sois avec eux. Maintenant, avec toute ton intelligence et toute ta science, il y a des différences qui…

Je ne pus en entendre davantage.

— Mais à quoi vous attendiez-vous ? Avez-vous cru que je resterais un toutou docile, qui fait le beau et qui lèche le pied qui le frappe ? Bien sûr, tout cela a changé en moi et aussi la manière dont je me considère. Je ne suis plus obligé d’accepter le genre de sottises que les gens m’ont fait avaler toute ma vie.

— Les gens n’ont pas été méchants envers toi.

— Qu’en savez-vous ? Écoutez, les meilleurs d’entre eux n’étaient que condescendants, dédaigneux – ils se servaient de moi pour se croire supérieurs et sûrs d’eux-mêmes dans leurs propres limites. N’importe qui peut se sentir intelligent auprès d’un faible d’esprit.

Dès que j’eus dit cela, je sentis qu’elle allait le prendre mal.

— Tu me mets dans le même sac, moi aussi, je suppose.

— Ne soyez pas absurde. Vous savez très bien que je…

— Bien sûr, dans un certain sens, je pense que tu as raison. Auprès de toi, je me sens l’esprit plutôt obtus. Maintenant, chaque fois que nous nous voyons, quand je te quitte, je rentre chez moi avec la sensation pitoyable d’avoir la compréhension lente, épaisse, à propos de tout. Je repense à ce que j’ai dit et je découvre tout ce que j’aurais dû dire de brillant et de spirituel, et j’ai envie de me donner des gifles de ne pas l’avoir exprimé quand j’étais avec toi.

— Cela arrive à tout le monde.

— Je m’aperçois que je désire te faire bonne impression alors que je n’en ai jamais eu envie auparavant, mais d’être avec toi m’enlève toute confiance en moi-même. Je cherche maintenant des motifs à chacun de mes actes.

J’essayai de la détourner de ce sujet mais elle y revenait sans cesse.

— Écoutez, dis-je à la fin, je ne suis pas venu ici pour me disputer avec vous. Voulez-vous me permettre de vous accompagner jusque chez vous ? J’ai besoin de quelqu’un à qui parler.

— Moi aussi. Mais maintenant je ne peux plus te parler. Tout ce que je peux faire, c’est écouter, opiner de la tête et prétendre que je comprends tout sur les variations culturelles, les mathématiques néo-booléennes et la logique post-symbolique, et je me sens de plus en plus stupide. Quand tu t’en vas de chez moi, je me regarde dans la glace et je me hurle : « Non, tu ne deviens pas de jour en jour plus stupide ! Tu ne perds pas ton intelligence ! Tu ne deviens pas sénile ou idiote ! C’est Charlie, la rapidité avec laquelle il évolue qui te fait croire que tu régresses. Voilà ce que je me dis, Charlie, mais chaque fois que nous nous rencontrons et que tu me parles en me regardant de cet air impatient, je sais que tu te moques. Et quand tu m’expliques des choses et que je ne peux pas les retenir, tu crois que c’est parce que cela ne m’intéresse pas et que je ne veux pas en prendre la peine. Mais tu ne sais pas comme je me torture quand tu es parti. Tu ne sais pas tous les livres sur lesquels j’ai peiné, les conférences auxquelles j’ai assisté à l’université, et cependant, chaque fois que je parle, je vois ton impatience, comme si tout cela n’était qu’enfantillages. J’ai voulu que tu sois intelligent. Je voulais t’aider et partager avec toi… et maintenant, tu m’as banni de ta vie.

En écoutant ce qu’elle me disait, je commençais à découvrir l’énormité de la situation. J’avais été tellement absorbé par moi-même et par ce qui m’arrivait que je n’avais jamais pensé à ce qui lui arrivait à elle.

Elle pleurait en silence quand nous quittâmes l’école et je ne savais que dire. Tout au long du trajet en bus, je réfléchis au bouleversement de nos rapports. Elle était terrifiée devant moi. Le pont s’était effondré sous nos pieds et le fossé s’élargissait tandis que le flot de mon intelligence m’emportait rapidement vers le grand large.

Elle avait raison de refuser d’être avec moi et de se torturer. Nous n’avions plus rien de commun. La plus simple conversation était devenue pénible. Et tout ce qui restait entre nous maintenant était un silence embarrassé et un ardent désir insatisfait, dans une pièce aux rideaux tirés.

— Tu as l’air bien grave, dit-elle, sortant de son propre mutisme et me regardant.

— Je pense à nous.

— Cela ne devrait pas te rendre si grave. Je ne veux pas te tourmenter. Tu traverses une grande épreuve.

— Elle s’efforçait de sourire.

— Mais je me tourmente. Et je ne sais pas quoi faire.

Sur le chemin entre l’arrêt du bus et son appartement, elle me dit :

— Je n’irai pas au congrès avec toi. J’ai téléphoné au Pr Nemur ce matin et je le lui ai dit. Tu auras beaucoup à faire là-bas. Rencontrer des gens intéressants, le plaisir d’être un moment en vedette… Je ne veux pas être une gêne.

— Alice…

—… et quoi que tu puisses en dire maintenant, je sais que c’est ce que je ressentirais ; aussi, si tu le permets, je m’accrocherai à ce qui me reste de personnalité… Merci.

— Vous donnez plus d’importance aux choses qu’elles n’en ont. Je suis certain que si seulement vous…

— Tu sais ? Tu es certain ?

Elle se retourna sur le perron de sa maison et me jeta un regard furieux.

— Oh ! que tu es devenu insupportable ! Comment peux-tu savoir ce que je ressens ? Tu te permets des libertés à l’égard de l’esprit des autres. Tu es incapable de dire ce que je ressens, ni comment ni pourquoi.

Elle eut un sursaut intérieur, puis elle me regarda de nouveau, et la voix tremblante, dit :

— Je serai là quand tu reviendras. Je suis bouleversée, c’est tout, et je voudrais que nous ayons tous deux l’occasion de réfléchir pendant que nous serons loin l’un de l’autre.

Pour la première fois depuis bien des semaines, elle ne m’invita pas à entrer. Je regardai la porte fermée et je sentis la colère monter en moi. J’aurais voulu faire une scène, cogner contre la porte, l’enfoncer. J’aurais voulu que ma colère mette le feu à la maison.

Mais en m’éloignant, je sentis une sorte d’apaisement, puis un retour au calme et enfin un soulagement. Je marchais si vite que je volais le long des rues et la sensation qui frappait mes joues était celle d’une brise fraîche par un soir d’été. J’étais soudain libre.

Je me rendis compte que mon sentiment pour Alice avait reculé devant le torrent de mes acquisitions, de connaissances, était passé de l’adoration à l’amour, à l’affection, à un sentiment de gratitude et de responsabilité. Ce que je ressentais confusément pour elle m’avait retenu en arrière et je m’étais cramponné à elle par peur de me trouver livré à moi même, à la dérive.

Mais avec la liberté naissait un chagrin. Je désirais l’aimer. Je voulais dominer mes paniques émotionnelles et sexuelles, me marier, avoir des enfants, fonder un foyer.

Maintenant, c’est impossible. Je suis aussi loin d’Alice, avec mon Q.I. de 185, que je l’étais lorsque j’avais un Q.I. de 70. Et cette fois-ci, nous le savons tous les deux.

 

8 juin. Qu’est-ce qui me chasse de mon appartement pour aller errer à travers la ville ? Je vais seul à l’aventure par les rues… pas comme si je me promenais pour me détendre dans la nuit d’été, mais avec une hâte anxieuse d’aller… où ?

Je suis les petites rues, je regarde dans les entrées de maison, par les fenêtres aux volets à demi-baissés, je voudrais trouver une personne à qui parler, et pourtant j’ai peur de rencontrer quelqu’un. Je remonte une rue, j’en descends une autre, à travers un labyrinthe sans fin, me jetant sans cesse contre la cage de néon de la ville. Je cherche… quoi ?

J’ai rencontré une femme dans Central Park. Elle était assise sur un banc, près du lac, son manteau serré autour d’elle en dépit de la chaleur. Elle sourit et me fit signe de m’asseoir près d’elle. Nous contemplâmes dans la nuit la silhouette étincelante de Central Park Sud, les rangées et les rangées de petites lumières et j’aurais voulu pouvoir m’en imprégner totalement.

Oui, lui dis-je, j’étais de New York. Non, je n’étais jamais allé à Newport News en Virginie. C’était de là qu’elle était, c’est là qu’elle avait épousé un marin qui était en ce moment en mer et elle ne l’avait pas vu depuis deux ans et demi.

Elle tordait et nouait un mouchoir dont elle se servait de temps en temps pour essuyer les gouttes de sueur sur son front. Même dans la lumière diffuse réfléchie par le lac, je pouvais voir qu’elle était très maquillée mais elle était attirante, avec ses cheveux lisses et sombres, déroulés sur ses épaules, – si ce n’est que son visage était un peu gonflé, comme si elle venait seulement de se lever. Elle avait envie de parler d’elle et j’avais envie d’écouter.

Son père lui avait donné un nom honorable, un foyer agréable, une bonne éducation, tout ce qu’un patron de chantier naval pouvait donner à sa fille unique, mais il ne lui avait pas pardonné. Il ne lui pardonnerait jamais de s’être laissée enlever par ce marin.

Elle prit ma main en parlant et posa sa tête sur mon épaule.

— La nuit de mon mariage avec Gary, murmura-t-elle, je n’étais qu’une jeune fille vierge, terrorisée. Cela l’a littéralement rendu fou. Il m’a d’abord giflée et battue, puis il m’a prise sans la moindre caresse, la moindre tendresse. Ç’a été la seule et unique fois. Je ne l’ai plus jamais laissé me toucher.

Elle sentit probablement au tressaillement de ma main que j’étais effaré. C’était trop brutal, trop intime pour moi. Sentant ma main frémir, elle la serra plus fortement comme s’il lui fallait terminer son histoire avant de pouvoir me lâcher. C’était important pour elle, et je restai assis sans bouger, comme on reste assis devant un oiseau qui vient manger dans votre main.

— Ce n’est pas que je n’aime pas les hommes, me dit-elle avec une franchise désarmante. J’ai couché avec d’autres hommes. Pas avec lui mais avec beaucoup d’autres. La plupart des hommes sont gentils et tendres avec une femme. Ils font l’amour avec douceur, avec des baisers et des caresses, d’abord.

Elle me lança un regard éloquent et laissa errer sa main nue sur la mienne.

C’était ce dont j’avais entendu parler, que j’avais lu, dont j’avais rêvé. Je ne savais pas son nom et elle ne me demandait pas le sien. Elle voulait simplement que je l’emmène quelque part où nous serions seuls. Je me demandai ce qu’Alice en penserait.

Je la caressai maladroitement et je l’embrassai encore plus gauchement, elle me regarda :

— Qu’est-ce qui ne va pas ? chuchota-t-elle. À quoi pensez-vous ?

— À vous.

— Avez-vous un endroit où nous pouvons aller ?

Chaque pas en avant devait être prudent. À quel moment le sol s’effondrerait-il et me plongerait-il dans l’angoisse ? Pourtant l’instinct me poussait à avancer pour tâter le terrain.

— Si vous n’avez pas d’endroit, le Mansion Hotel dans la 53e rue ne coûte pas trop cher. Et ils ne vous embêtent pas pour les bagages si vous payez d’avance.

— J’ai un chez-moi…

Elle me considéra avec un respect nouveau.

— Oh, alors, tout va bien.

Toujours rien. Et en soi, c’était curieux. Jusqu’où pouvais-je aller sans être envahi par les symptômes de la panique ? Quand nous serions seuls dans la chambre ? Quand je la verrais nue ? Quand nous serions couchés ensemble ?

Soudain, il était important pour moi de savoir si je pouvais être comme les autres hommes, si je pourrais jamais demander à une femme de partager sa vie. Avoir l’intelligence et le savoir n’était plus suffisant. Je voulais cela aussi. Mon sentiment de libération et d’affranchissement était maintenant puissamment empreint de la sensation que c’était possible. L’excitation qui m’envahit lorsque je l’embrassai de nouveau produisit son effet et je fus certain de pouvoir agir normalement avec elle. Elle était différente d’Alice. C’était une femme qui avait vécu.

Alors sa voix changea, incertaine :

— Avant que nous partions… Il y a une chose…

Elle se leva, avança d’un pas dans la lumière diffuse, ouvrit son manteau, et je pus voir que la forme de son corps n’était pas celle que j’avais imaginée pendant que nous étions assis l’un près de l’autre dans l’obscurité.

— Ce n’est que le cinquième mois, dit-elle. Cela n’empêche rien. Vous n’y voyez pas d’importance, n’est-ce pas ?

Là, debout, avec son manteau ouvert, elle apparaissait comme en une double exposition sur l’image d’une femme entre deux âges qui sortait du bain et ouvrait son peignoir pour se montrer à Charlie. Je restai figé, comme un blasphémateur attendant la foudre qui va le frapper. Je détournai les yeux. C’était la dernière chose à laquelle je m’attendais, mais le manteau serré autour d’elle par une nuit aussi chaude aurait dû pourtant me mettre sur mes gardes.

— Ce n’est pas de mon mari, dit-elle. Je ne vous mentais pas tout à l’heure. Je ne l’ai pas vu depuis des années. C’est d’un voyageur de commerce que j’ai rencontré il y a huit mois. Je vivais avec lui. Je ne le reverrai plus mais je garderai le bébé. Nous devrons simplement faire un peu attention, rien de brutal ou de ce genre, mais en dehors de cela, vous n’avez pas à vous inquiéter.

Sa voix s’éteignit quand elle vit ma colère.

— C’est dégoûtant ! m’écriai-je. Vous devriez avoir honte de vous-même !

Elle s’écarta, serrant rapidement son manteau autour d’elle pour protéger ce qu’il recouvrait.

Lorsqu’elle fit ce geste de protection, surgit une seconde image double : ma mère, enceinte de ma sœur, aux jours où elle me prenait moins dans ses bras, me câlinait moins de sa voix, de ses mains, me défendait moins contre quiconque osait dire que je n’étais pas tout à fait normal.

Je crois que je la saisis par l’épaule – je n’en suis pas certain, car à ce moment elle hurla et je revins brusquement à la réalité avec un sentiment de danger. Je voulus lui dire que je n’avais pas eu l’intention de lui faire du mal, ni à elle ni à personne :

— Je vous en prie, ne criez pas !

Mais elle hurlait, et j’entendis des pas précipités résonner sur l’allée dans l’obscurité. Personne ne comprendrait. Je m’enfuis dans le noir, à la recherche d’une sortie du parc, zigzaguant à travers une allée, puis filant dans une autre. Je ne connaissais par le parc et soudain je me heurtai à un grillage qui me rejeta en arrière… un cul-de-sac. Puis je vis les balançoires et les toboggans et je me rendis compte que c’était un terrain de jeux pour enfants, qui était fermé la nuit. Je suivis le grillage en continuant de m’enfuir, à moitié courant, trébuchant sur des racines tordues. Arrivé au lac qui s’incurvait autour du terrain de jeux, je revins en arrière, trouvai une autre allée, passai sur un petit pont puis descendis et je me trouvai en dessous. Pas de sortie.

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-il arrivé, madame ?

— Un détraqué ?

— Vous n’avez rien ?

— De quel côté est-il allé ?

— J’étais revenu d’où j’étais parti. Je me glissai derrière une grosse avancée de rocher, derrière un buisson de ronces et je m’affalai sur le ventre.

— Appelez un agent. Il n’y a jamais d’agent quand on en a besoin.

— Qu’est-il arrivé ?

— Un détraqué a tenté de la violer.

— Hé, il y a un gars là-bas qui le poursuit. Là, regardez-le qui court !

— Venez ! Attrapons-le avant qu’il sorte du parc !

— Attention. Il a un couteau et un revolver…

Il était évident que les cris avaient fait fuir les voyous qui traînaient dans la nuit, car le cri « Le voilà ! » fut répété en écho derrière moi et, en jetant un coup d’œil à travers le buisson, je vis un fuyard solitaire, poursuivi dans l’allée éclairée, se perdre dans l’obscurité. Un instant plus tard, un autre passa devant le rocher et disparut dans le noir. Je me vis pris par cette foule hostile, roué de coups, Je le méritais. Je le désirais presque.

Je me redressai, je secouai les feuilles et la poussière de mes vêtements et je partis lentement en suivant l’allée par laquelle j’étais venu. Je m’attendais à chaque seconde à être saisi par-derrière et jeté à terre dans la poussière et dans l’obscurité, mais bientôt m’apparurent les lumières étincelantes de la 59e rue et de la Cinquième Avenue.

À y penser maintenant dans la sécurité de ma chambre, je me sens ébranlé par la stupidité qui s’est emparée de moi. Le fait de m’être souvenu de ma mère avant la naissance de ma sœur est déjà effrayant, mais le sentiment d’avoir désiré que ces gens m’attrapent et me rouent de coups l’est encore plus. Pourquoi voulais-je être puni ? Des ombres surgies du passé s’accrochent à mes jambes et je sens que je m’enlise. J’ouvre la bouche pour crier mais je suis sans voix. Mes mains tremblent, je suis glacé et il y a un bourdonnement lointain dans mes oreilles.

 

Compte rendu N° 13

10 juin. Nous sommes dans un Stratojet qui va s’envoler vers Chicago. Je dois ce compte rendu à Burt qui a eu l’idée lumineuse de me le faire dicter sur un magnétophone, une secrétaire le tapera à Chicago. Nemur trouve l’idée excellente. En fait, il veut que j’utilise le magnétophone jusqu’à la dernière minute. Il estime que cela ajoutera un élément à son rapport s’il fait entendre la bande magnétique la plus récente à la fin de la réunion.

Et me voilà donc, assis seul dans notre compartiment privé d’un Jet en route pour Chicago, essayant de m’habituer à penser tout haut, de m’accoutumer au son de ma voix. Je suppose que la secrétaire dactylographe peut éliminer tous les euh… hum… ahh… et donner à tout cela un air naturel sur le papier. (Je ne peux pas empêcher d’être comme paralysé quand je pense aux centaines de personnes qui vont écouter les paroles que je prononce maintenant.)

Mon esprit est vide. En ce moment, ce que je ressens est plus important que tout le reste.

L’idée de ce vol aérien me terrifie.

Autant que je puisse le dire, je n’avais jamais vraiment compris, avant l’opération, ce que sont les avions. Je n’avais jamais fait la liaison entre les images de cinéma ou les gros plans d’avions à la télé et les engins que je voyais passer dans le ciel. Maintenant que nous allons décoller, je ne peux que penser à ce qui arriverait si nous tombions. Cela me fait froid dans le dos et je me dis que je ne veux pas mourir. Et me reviennent à l’esprit toutes ces discussions au sujet de Dieu.

J’ai souvent médité sur la mort durant ces dernières semaines, mais pas vraiment sur Dieu. Ma mère m’emmenait de temps en temps à l’église – mais je ne me souviens pas d’avoir jamais relié cela à l’idée de Dieu. Elle parlait souvent de Lui et je devais Lui faire ma prière du soir, mais je n’y ai jamais attaché beaucoup d’importance. Je me souviens de Lui comme d’un oncle éloigné avec une longue barbe, assis sur un trône – comme le Père Noël d’un grand magasin, assis dans son beau fauteuil, qui vous prend sur ses genoux, vous demande si vous avez été bien sage et ce que vous voudriez qu’il vous apporte. Elle le craignait mais elle lui demandait quand même des faveurs. Mon père ne parlait jamais de Lui – c’était comme si Dieu avait été un parent de Rose et qu’il préférait ne pas avoir à le fréquenter.

— Nous allons décoller, monsieur. Voulez-vous que je vous aide à attacher votre ceinture ?

— Est-ce obligatoire ? Je n’aime pas être attaché.

— Seulement le temps du décollage…

— Je préférerais ne pas l’être, sauf si c’est indispensable. J’ai la phobie d’être attaché. Cela va probablement me rendre malade.

— C’est le règlement, monsieur. Laissez-moi vous aider.

— Non ! Je le ferai moi-même.

— Non… ce bout passe par là.

— Attendez… hum… Ça va.

 

Ridicule. Il n’y a pas de raison d’avoir peur. La ceinture n’est pas trop serrée – ne fait pas mal. Pourquoi le fait d’attacher cette sacrée ceinture serait-il si terrifiant ? Pourquoi redouter aussi les vibrations de l’avion au décollage ? L’anxiété est hors de proportion avec la situation… Il faut trouver une autre explication… laquelle ?… s’envoler dans des nuages sombres et les traverser… attachez vos ceintures… être attaché… la tension… l’odeur du cuir imprégné de sueur… les vibrations et un rugissement dans mes oreilles.

Par le hublot, dans les nuages, je vois Charlie. Son âge est difficile à dire, environ cinq ans. Avant Norma…

— Êtes-vous prêts, tous les deux ?

Son père se montre à la porte ; il a un aspect lourdaud, dû surtout à l’empâtement mou de son visage et de son cou, l’air fatigué.

— J’ai dit, êtes-vous bientôt prêts ?

— Juste une minute, répond Rose. Je mets mon chapeau. Regarde si sa chemise est boutonnée et attache ses lacets.

— Allons, viens, qu’on en finisse.

— Viens où ? demande Charlie. Charlie va… où ?

Son père le regarde et fronce les sourcils. Matt Gordon ne sait jamais comment réagir aux questions de son fils.

Rose apparaît à la porte de sa chambre, arrangeant la voilette de son chapeau. Elle est comme un oiseau et ses bras levés, les coudes écartés, ressemblent à des ailes.

— Nous allons chez le docteur qui doit t’aider à devenir intelligent.

Derrière sa voilette, on dirait qu’elle le regarde à travers un grillage. Il est toujours effrayé quand ils s’habillent comme cela pour sortir, parce qu’il sait qu’il va rencontrer d’autres personnes et que sa mère n’aime pas cela et qu’elle se fâchera.

Il a envie de se sauver mais il n’y a aucun endroit où il puisse aller.

— Pourquoi lui avoir dit cela ? dit Matt.

— Parce que c’est la vérité. Le Dr Guarino peut certainement l’aider.

Matt va-et-vient comme un homme qui a abandonné toute espérance, mais qui tente encore une dernière fois de raisonner :

— Comment le sais-tu ? Que sais-tu de lui ? Si l’on pouvait y faire quoi que ce soit, les docteurs nous l’auraient dit depuis longtemps.

— Ne dis pas cela ! s’écrie-t-elle. Ne me dis pas qu’on ne peut rien y faire. (Elle saisit Charlie et lui presse la tête contre sa poitrine.) Il sera normal, nous ferons tout pour cela, quel qu’en soit le prix.

— Cela ne s’achète pas avec de l’argent.

— C’est de Charlie qu’il s’agit. Ton fils… ton fils unique. (Elle le berce d’un côté à l’autre, maintenant proche de la crise de nerfs.) Je ne veux pas t’entendre parler comme cela. Les médecins ne savent pas, alors ils disent qu’on ne peut rien y faire. Le Dr Guarino m’a tout expliqué. Ils ne veulent pas s’intéresser à son invention, dit-il, parce qu’elle prouvera qu’ils sont dans l’erreur. C’est arrivé pour d’autres savants, Pasteur, Jennings et le reste. Il m’a tout dit sur les beaux docteurs qui ont peur du progrès.

Répliquer ainsi à Matt la détend et lui rend son assurance. Quand elle lâche Charlie, il s’en va dans le coin et s’appuie contre le mur, tout tremblant.

— Regarde, dit-elle, tu l’as encore terrifié.

— Moi ?

— Tu te mets toujours à discuter de cela devant lui.

— Ah, bon sang ! Allons, viens qu’on en finisse…

En chemin, ils évitent de se parler. Silence dans le bus et silence en marchant depuis l’arrêt du bus jusqu’au grand immeuble dans le centre de la ville, où se trouve le cabinet du Dr Guarino. Au bout d’un quart d’heure celui-ci entre dans le salon d’attente pour les recevoir.

Il est gros et presque chauve. On dirait qu’il va éclater dans sa blouse blanche. Charlie est fasciné par ses gros sourcils et sa moustache blanche, qui de temps en temps, remuent par saccades. Quelquefois, c’est la moustache qui s’agite la première, puis les deux sourcils qui se lèvent, mais parfois ce sont les sourcils qui se lèvent en premier et la moustache qui se tord ensuite.

La grande pièce laquée de blanc dans laquelle Guarino les fait entrer sent encore la peinture fraîche. Elle est presque nue, deux bureaux d’un côté et, de l’autre, une énorme machine, avec des rangées de cadrans et quatre longs bras comme ceux des appareils de dentiste. Tout à côté une table d’examen recouverte de cuir noir, avec d’épaisses sangles de fixation.

— Bon, bon, bon, dit Guarino, en levant ses sourcils, voilà donc Charlie. (Il lui prend l’épaule.) Nous allons être de bons amis.

— Pouvez-vous réellement faire quelque chose pour lui, docteur Guarino ? demande Matt. Avez-vous déjà traité ce genre de cas ? Nous n’avons pas beaucoup d’argent…

Les sourcils s’abaissent comme des volets quand Guarino plisse le front.

— Mr Gordon, ai-je parlé de ce que je peux faire ? Ne dois-je pas l’examiner d’abord ? Peut-être peut-on faire quelque chose, peut-être pas. Il faudra d’abord effectuer des tests physiques et mentaux pour déterminer les causes de l’encéphalopathie. On aura tout le temps ensuite de parler de pronostic. En fait, je suis très occupé en ce moment. Je n’ai accepté d’examiner son cas que parce que je me livre à une étude spéciale sur ce type de retard mental. Bien entendu, si vous avez des doutes, alors…

Sa voix se perd avec une pointe de tristesse et il fait le geste de partir, mais Rose donne un coup de coude à Matt.

— Mon mari ne voulait absolument pas dire cela, docteur. Il parle trop.

Elle lance un regard à Matt pour l’inviter à s’excuser. Matt pousse un soupir :

— S’il existe un moyen de venir en aide à Charlie, nous ferons tout ce que vous direz. Les affaires ne vont pas en ce moment. Je vends des articles de coiffeur mais tout ce que j’ai, je serai heureux de le…

— Il y a un point sur lequel je dois insister, dit Guarino en pinçant les lèvres comme s’il prenait une décision. Une fois que nous aurons commencé, le traitement doit être poursuivi jusqu’au bout. Dans ce genre de cas, les résultats se produisent souvent brusquement, après de longs mois sans aucun signe d’amélioration. Non pas que je vous promette de réussir, comprenez-moi bien. Rien n’est garanti. Mais vous devez laisser au traitement une chance d’agir, sinon il vaut mieux ne pas le commencer du tout.

Il les fixe d’un regard sévère pour que son avertissement leur entre bien dans la tête, et ses sourcils froncés forment des volets blancs sous lesquels luisent ses yeux bleus.

— Maintenant, si vous voulez bien me laisser pour que j’examine l’enfant.

Matt hésite à laisser Charlie seul avec lui, mais Guarino fait un signe de la tête.

— Par ici, dit-il en les faisant passer dans le salon d’attente. Les résultats sont toujours meilleurs lorsque le patient est seul avec moi pour les psychotests. Les distractions extérieures pourraient perturber la chaîne des scores, lors des tests.

Rose sourit triomphalement à son mari et Matt sort docilement derrière elle.

Seul avec Charlie, le Dr Guarino lui tapote la tête. Il a un sourire bienveillant.

— Allons, mon garçon, allonge-toi sur la table.

Et comme Charlie ne réagit pas, il le soulève et le couche doucement sur le cuir rembourré de la table, puis il l’attache solidement avec les sangles. La table sent le cuir imprégné de sueur.

— Maaaman !

— Elle est là tout près. N’aie pas peur, Charlie. Cela ne te fera pas mal du tout.

— Veux maman !

Charlie est inquiet d’être attaché de cette façon. Il n’a aucune idée de ce qu’on lui fait, mais d’autres docteurs n’ont pas été tellement gentils après que ses parents avaient quitté la pièce.

Guarino essaie de le calmer :

— Voyons, ne t’inquiète pas, mon garçon. Tu n’as aucune raison d’avoir peur. Tu vois cette grosse machine ? Sais-tu ce que je vais faire avec ?

Charlie se fait tout petit, puis il se rappelle des paroles de sa mère :

— Me rendre intelligent.

— C’est ça. Au moins, tu sais pourquoi tu es ici maintenant, ferme les yeux et détends-toi pendant que je tourne ces boutons. Cela va faire un grand bruit, comme un avion, mais cela ne te fera pas mal. Et nous verrons si on peut te rendre un petit peu plus intelligent que tu ne l’es maintenant.

Guarino tourne le commutateur ; la grande machine se met à bourdonner, des lumières rouges et bleues clignotent. Charlie est terrifié. Il tremble, se débat dans les sangles qui le fixent à la table.

Il va hurler, mais Guarino lui met rapidement un tampon de linge sur la bouche.

— Voyons, voyons, Charlie. Pas de ça. Sois un bon petit garçon. Je t’ai dit que cela ne te fera pas mal.

Charlie tente encore de hurler, mais tout ce qu’il peut émettre, c’est un cri sourd, étouffé, qui lui donne envie de vomir. Il sent une humidité collante le long de ses cuisses et l’odeur lui dit que sa mère va lui donner une fessée et le mettre au coin pour avoir fait dans sa culotte. Il n’a pu se retenir. Chaque fois qu’il se sent pris comme dans un piège et que la panique s’empare de lui, il ne peut plus se retenir et il se salit… Il étouffe… il est malade… il a la nausée… et tout devient noir…

Aucun moyen de savoir combien de temps passe, mais quand Charlie rouvre les yeux, le tampon n’est plus dans sa bouche, et les courroies ont été retirées. Le Dr Guarino fait semblant de ne pas sentir l’odeur.

— Eh bien, cela ne t’a pas fait mal, n’est-ce pas ?

— No…on.

— Bon, alors pourquoi trembles-tu comme ça ? Tout ce que j’ai fait, c’est d’utiliser cette machine pour te rendre plus intelligent. Quel effet cela te fait-il de te sentir plus intelligent maintenant que tu ne l’étais avant ?

Oubliant sa panique, Charlie regarde la machine avec de grands yeux.

— Suis devenu intelligent ?

— Mais oui, bien sûr. Hum, recule un peu. Comment te sens-tu ?

— Sale. Fait dans ma culotte.

— Oui, bon – hum – tu ne le feras pas la prochaine fois, n’est-ce pas ? Tu n’auras plus peur puisque tu sais que cela ne fait pas mal. Maintenant, je veux que tu dises à ta maman combien tu te sens intelligent. Elle t’amènera ici deux fois par semaine pour ce traitement de régénération encéphalique par ondes courtes et tu deviendras de plus en plus intelligent, et encore plus intelligent.

Charlie sourit :

— Je peux marcher à reculons…

— Ah ! oui, tu peux ? Voyons cela, dit Guarino en fermant son dossier comme si cela le passionnait. Fais-moi voir.

Lentement, avec beaucoup de peine, Charlie fait plusieurs pas à reculons, trébuchant au passage contre la table d’examen. Guarino sourit et hoche la tête.

— Alors, ça c’est un succès… Attends… tu deviendras le petit garçon le plus intelligent de ta rue avant que nous en ayons terminé avec toi.

Charlie rougit de plaisir à ces compliments. Ce n’est pas souvent que les gens lui font des sourires et lui disent qu’il a réussi à faire une chose ou une autre. Même sa peur de la machine et d’être attaché sur la table commence à s’effacer.

— De toute la rue ?

Cette pensée le gonfle au point de ne pouvoir plus aspirer davantage d’air dans ses poumons.

— Plus intelligent même que Hymie ?

— Guarino sourit encore et affirme :

— Plus intelligent que Hymie.

Charlie considère la machine avec un émerveillement et un respect nouveaux. La machine le rendra plus intelligent que Hymie qui habite deux maisons plus loin et qui sait lire et écrire comme chez les boy-scouts.

— Elle est à vous cette machine ?

— Pas encore. Elle appartient à la banque. Mais elle sera bientôt à moi et alors je pourrai rendre intelligents des tas de petits garçons comme toi. (Il caresse la tête de Charlie et ajoute :) Tu es beaucoup plus gentil que pas mal d’enfants normaux que leurs mères m’amènent ici en espérant que je pourrai en faire des génies en élevant leur quotient intellectuel.

— Seront des… génies si vous élevez leur… quo… tuel ?

Il tourna les yeux vers la machine pour voir si elle avait pu élever son quotuel :

Vous ferez moi… un génie ?

Avec un rire amical, Guarino le prend par l’épaule :

— Non, Charlie. Tu n’as pas à t’inquiéter de cela. Il n’y a que les sales mômes qui deviennent des génies. Tu resteras ce que tu es – un bon gosse. (Puis, réfléchissant, il ajoute :) Bien entendu, un peu plus intelligent que tu ne l’es maintenant.

Il ouvre la porte et conduit Charlie vers ses parents :

— Le voilà. Pas du tout affecté par cette expérience. C’est un bon petit garçon. Je pense que nous deviendrons de grands amis, n’est-ce pas, Charlie ?

Charlie hoche la tête. Il veut que le Dr Guarino l’aime bien, mais il est effrayé quand il voit l’expression sur le visage de sa mère.

— Charlie ! Qu’as-tu fait ?

— Ce n’est qu’un accident, Mrs Gordon. Il a eu peur la première fois, mais ne lui faites pas de reproches, ne le punissez pas. Je ne voudrais pas qu’il établisse une liaison entre la punition et le fait de venir ici.

Mais Rose Gordon est malade d’embarras.

— C’est dégoûtant. Je ne sais plus quoi faire, docteur. Même à la maison, il s’oublie… parfois quand nous avons du monde chez nous. Et je suis tellement honteuse quand il fait cela.

Devant le dégoût exprimé par le visage de sa mère, il se met à trembler. Pendant un petit moment, il avait oublié combien il est un vilain garçon, et à quel point il fait souffrir ses parents. Il ne sait pas comment, mais cela l’effraie quand elle dit qu’il la fait souffrir et qu’elle pleure et qu’elle crie sur lui ; il se tourne vers le mur et se met à gémir doucement.

— Voyons, Mrs Gordon, ne le perturbez pas comme cela et ne vous inquiétez pas. Amenez-le moi toutes les semaines, le mardi et le jeudi à la même heure.

— Mais est-ce que cela lui fera vraiment du bien ? Dix dollars, c’est beaucoup d’…

— Matt ! (Rose lui prend la manche.) Est-ce le moment de parler de cela ? Ton propre fils, quand peut-être le Dr Guarino peut le rendre comme les autres enfants, avec l’aide du bon Dieu, et tu parles d’argent !

Matt voudrait se défendre, mais il réfléchit et sort son portefeuille.

— Je vous en prie… murmure Guarino, comme s’il était embarrassé à la vue de l’argent. Mon assistante, qui est au bureau à l’entrée, s’occupera de tous les arrangements financiers. Je vous remercie.

Il s’incline à demi devant Rose, serre la main de Matt et tapote le dos de Charlie.

— Gentil petit garçon. Très gentil.

Puis, souriant de nouveau, il disparaît derrière la porte de son cabinet.

Matt et Rose discutent tout au long du chemin du retour. Lui se plaint que les articles de coiffeur se vendent mal et que leurs économies diminuent. Rose réplique en criant que rendre Charlie normal est plus important que tout le reste.

Effrayé de les entendre se quereller, Charlie pleure tout bas. Le ton de colère dans leurs voix lui fait mal. Aussitôt qu’ils entrent dans l’appartement, il se sauve dans un coin de la cuisine, derrière la porte, le front contre le mur carrelé, tremblant et gémissant.

— Je ne pique pas une crise de nerfs. J’en ai simplement assez de t’entendre te plaindre chaque fois que j’essaie de faire soigner ton fils. Tu t’en fiches. Oui, tu t’en fiches tout simplement.

— Ce n’est pas vrai. Mais je me rends compte qu’on ne peut rien y faire. Quand on a un enfant comme lui, c’est une croix qu’il faut supporter sans se plaindre. Hé bien, je peux le supporter, mais je ne peux pas supporter tes bêtises. Tu as dépensé presque toutes nos économies chez des charlatans et des escrocs… de l’argent que j’aurais pu employer pour me monter une bonne petite affaire à moi. Oui, ne me regarde pas de cette façon. Avec tout l’argent que tu as jeté par la fenêtre pour faire ce qui est impossible, j’aurais pu avoir un magasin de coiffure à moi au lieu de m’échiner à faire le représentant pendant dix heures par jour. Ma propre affaire avec des gens qui auraient travaillé pour moi !

— Arrête de crier. Regarde-le, il a peur.

— Que le diable t’emporte. Maintenant, je sais qui est l’idiot ici, moi ! Parce que je te laisse faire.

Furieux il sort en claquant la porte derrière lui.

 

— Désolée de vous interrompre, monsieur, mais nous allons atterrir dans quelques minutes. Il faudrait que vous attachiez de nouveau votre ceinture… Oh ! vous ne l’avez pas détachée. Vous l’avez gardée attachée depuis New York. Près de deux heures…

— Je l’avais oubliée. Je la laisserai comme cela jusqu’à ce que nous ayons atterri. Elle ne semble plus me gêner.

 

Maintenant, je comprends d’où j’ai tiré cette extraordinaire motivation pour devenir intelligent, qui étonnait tellement tout le monde au début. C’était un désir qui hantait Rose Gordon jour et nuit. Sa peur, sa culpabilité, sa honte que Charlie fût un idiot. Son rêve que cela puisse se guérir. La question la plus immédiate était toujours : de la faute à qui, à elle ou à Matt ? Ce n’est qu’après que Norma lui eut prouvé qu’elle pouvait avoir des enfants normaux, et que j’étais anormal, qu’elle cessa de vouloir me changer. Mais je pense que je n’ai jamais cessé de désirer être le garçon intelligent de son rêve, pour qu’elle m’aime.

C’est drôle, à propos de Guarino, je devrais lui en vouloir pour ce qu’il m’a fait et pour avoir exploité Rose et Matt, mais je ne le peux pas et je ne sais pourquoi. Après la première visite, il a toujours été gentil avec moi. Toujours la petite tape sur l’épaule, le sourire, le mot encourageant que je ne recevais que si rarement.

Il me traitait – même alors – comme un être humain. Cela peut sembler de l’ingratitude, mais c’est l’une des choses qui me déplaisent ici – cette manière de me traiter comme un cobaye. Les rappels constants de Nemur de m'avoir fait ce que je suis ou qu’un jour il y en aura d’autres comme moi qui deviendront vraiment des êtres humains.

Comment puis-je lui faire comprendre qu’il ne m’a pas créé ?

Il commet la même erreur que les autres quand ils regardent une personne faible d’esprit et en rient parce qu’ils ne comprennent pas qu’il y a tout de même des sentiments humains dont il faut tenir compte. Il ne comprend pas que j’étais une personne humaine avant de venir ici.

J’apprends à contenir mon ressentiment, à ne pas être si impatient, à attendre… Je suppose que je mûris. Chaque jour, j’en apprends de plus en plus sur moi-même, et mes souvenirs qui ont commencé à surgir comme des vaguelettes me submergent maintenant telles d’énormes lames de fond.

 

11 juin. Les ennuis ont commencé dès l’instant où nous sommes arrivés au Chalmers Hotel à Chicago et que nous avons découvert que nos chambres ne seraient libres que le lendemain soir et que, jusque-là, nous devrions nous installer à l’Independance Hôtel, tout proche. Nemur était furieux. Il a pris cela comme un affront personnel et s’est querellé avec tout le monde à l’hôtel, depuis le bagagiste jusqu’au directeur. Nous avons dû attendre dans le hall tandis que chacun des employés de l’hôtel allait chercher son supérieur afin de voir ce qui pouvait être fait.

Au milieu de tout ce remue-ménage, bagages arrivant et s’empilant autour du hall, grooms allant et venant avec leurs poussettes à bagages, participants au congrès qui ne s’étaient pas revus depuis un an, se reconnaissant et se congratulant – nous nous sentions de plus en plus embarrassés tandis que Nemur tentait d’accrocher des dirigeants de l’International Psychological Association.

Finalement, lorsqu’il devint évident qu’on ne pouvait rien y changer, il admit le fait que nous devrions passer à l’Independence Hotel notre première nuit à Chicago.

Il se trouva que la plupart des plus jeunes psychologues étaient installés dans cet hôtel et que c’était là qu’auraient lieu les grandes réceptions de la soirée d’inauguration. Les gens avaient entendu parler de l’expérience et, pour la plupart, savaient qui j’étais. Partout où nous allions, quelqu’un venait vers moi et me demandait mon opinion sur n’importe quoi, depuis les conséquences des nouveaux impôts jusqu’aux dernières découvertes archéologiques en Finlande. C’était une sorte de défi et la masse de mes connaissances générales me permettait sans peine de discuter à peu près de tout. Mais au bout d’un moment, je pus voir que Nemur était agacé de toute l’attention qui se concentrait sur moi.

Quand une jeune et jolie clinicienne du Falmouth College me demanda si je pouvais expliquer les causes de ma propre arriération mentale, je lui dis que le Pr Nemur était le seul homme à pouvoir lui répondre.

C’était l’occasion qu’il attendait de montrer son autorité en la matière et, pour la première fois depuis que nous nous connaissions, il posa sa main sur mon épaule.

Nous ne savons pas exactement ce qui cause le genre de phénylcétonurie dont Charlie souffrait depuis son enfance – probablement quelque réaction biochimique ou génétique exceptionnelle, provenant peut-être de radiations ionisantes ou de radiations naturelles, ou encore de l’attaque d’un virus au stade fœtal. Quelle qu’en soit l’origine, il en résulte un gène aberrant qui produit une enzyme, disons déficiente, laquelle provoque des réactions biochimiques viciées. Et bien entendu, les amino-acides ainsi créés entrent en compétition avec les enzymes normales, ce qui entraîne des lésions cérébrales.

La jeune fille dissimula une grimace. Elle ne s’était pas attendue à un cours magistral, mais Nemur avait pris la parole et poursuivait sur le même ton :

J’appelle cela inhibition compétitive des enzymes. Laissez-moi vous donner un exemple de la manière dont elle fonctionne : comparez l’enzyme produite par le gène anormal à une mauvaise clé qui entre dans la serrure chimique du système nerveux central – mais qui ne peut pas tourner. Et parce que cette clé est là, la bonne clé – l’enzyme normale correcte – ne peut même pas entrer dans la serrure. Elle est bloquée. Le résultat ? Une destruction irréversible de protéines dans le tissu cérébral.

— Mais si elle est irréversible, répliqua l’un des psychologues qui s’étaient joints au petit groupe, comment est-il possible que Mr Gordon, ici présent, ne soit plus arriéré ?

— Aah ! fit Nemur avec importance. J’ai dit que la destruction opérée dans le tissu était irréversible, mais pas le processus lui-même. Beaucoup de chercheurs ont pu le renverser par l’injection de substances chimiques qui se combinent avec les enzymes déficientes et changent la forme moléculaire de la clé gênante, si l’on peut dire. Cela est également à la base de notre propre technique. Mais nous enlevons d’abord la partie endommagée du cerveau et permettons ainsi au tissu cérébral implanté qui a été chimiquement revitalisé, de produire des protéines cérébrales à un taux dépassant de loin la normale…

— Un instant, professeur Nemur, dis-je, l’interrompant au plus beau de sa péroraison. Et les travaux de Rahajamati dans ce domaine ?

Il me regarda, déconcerté.

— De qui ?

— Rahajamati. Son étude attaque la théorie de la fusion des enzymes de Tanida – l’idée de changer la structure chimique de l’enzyme qui bloque la marche du processus métabolique.

Il fronça les sourcils.

— Où cette étude a-t-elle été traduite ?

— Elle ne l’a pas encore été. Je l’ai lue dans le Journal of Psychopathology hindou, il y a quelques jours.

Il regarda son auditoire et essaya d’éluder.

— Bon. Je ne pense pas que nous ayons à nous inquiéter de quoi que ce soit. Nos résultats parlent d’eux-mêmes.

— Mais Tanida lui-même avait d’abord proposé une théorie de blocage de l’enzyme déficiente par combinaison, et maintenant, il fait remarquer que…

— Oh ! voyons, Charlie. Ce n’est pas parce que quelqu’un est le premier à avancer une théorie que cela lui donne le dernier mot sur son développement expérimental. Je pense que tous ceux qui sont ici conviendront que les recherches effectuées aux États-Unis et en Grande-Bretagne éclipsent de loin les travaux faits en Inde et au Japon. Nous avons toujours les meilleurs laboratoires et le meilleur équipement qui existent dans le monde.

— Mais cela ne répond pas à l’argument de Rahajamati selon lequel…

— Ce n’est ni l’endroit ni le moment de discuter de cela. Je suis certain que tous ces détails seront traités de la façon la plus adéquate au cours de la session de demain.

Il me tourna le dos pour parler à quelqu’un d’un vieux camarade de collège, me coupant abruptement, et je restai là, stupéfié.

Je parvins à prendre Strauss à part et je me mis à le questionner :

— Alors quoi, maintenant ? Vous m’avez toujours dit que j’étais trop impressionné par lui. Qu’ai-je dit pour le fâcher de cette façon ?

— Tu lui as donné un sentiment d’infériorité et il ne peut pas admettre cela.

— Je parle sérieusement, bon Dieu. Dites-moi la vérité.

— Charlie, il faut que tu cesses de penser que tout le monde se moque de toi. Nemur ne pouvait pas discuter de ces études parce qu’il ne les a pas lues. Il ne peut pas lire l’hindou ni le japonais.

— Pas lire ces langues ? Allons donc !

— Charlie, tout le monde n’a pas ton don des langues.

— Mais alors comment peut-il réfuter l’attaque de Rahajamati contre sa méthode, et l’objection de Tanida sur la validité de ce genre de technique ? Il doit connaître ces…

— Non, dit Strauss, pensif. Ces études doivent être récentes. On n’a pas encore eu le temps d’en faire la traduction.

— Vous voulez dire que vous ne les avez pas lues non plus ?

Il eut un haussement d’épaules :

— Je suis encore plus mauvais linguiste que lui. Mais je suis sûr que avant que les rapports définitifs soient établis toutes les revues médicales seront épluchées à fond pour en tirer les renseignements les plus récents.

Je ne savais quoi dire. L’entendre admettre que tous deux ignoraient complètement des secteurs entiers de leur propre domaine était terrifiant.

— Quelles langues connaissez-vous ? lui demandai-je.

— Le français, l’allemand, l’espagnol, l’italien et assez de suédois pour me débrouiller.

— Pas le russe, le chinois, le portugais ?

Il me rappela que son travail de psychiatre et de chirurgien neurologue lui laissait très peu de temps pour les langues. Et que les seules langues anciennes qu’il pouvait lire étaient le latin et le grec, mais pas du tout les langues orientales.

Je vis qu’il aurait voulu en terminer là de la discussion, mais je ne pouvais pas renoncer. Il fallait que je découvre exactement l’étendue de ce qu’il savait.

Je le découvris.

Physique : rien au-delà de la théorie quantique des champs ; géologie : rien sur la géomorphologie ou la stratigraphie ou même sur la pétrologie. Rien sur la micro pas plus que sur la macro-économie. Peu sur les mathématiques au-delà du niveau élémentaire du calcul des variations, et rien du tout sur l’algèbre de Banach ou les multiplicités vectorielles de Riemann. C’était le premier aperçu des révélations que me réservait ce week-end.

Je ne pus rester longtemps à la réception. Je sortis discrètement pour marcher, réfléchir à tout cela. Des imposteurs, tous les deux. Ils avaient prétendu être des génies. Ce n’était que des hommes ordinaires travaillant à l’aveuglette, tout en prétendant pouvoir faire la lumière dans les ténèbres. Pourquoi faut-il que tout le monde mente ? Aucun de ceux que je connais n’est ce qu’il paraît être. Alors que je tournais au coin de la rue, j’aperçus Burt qui arrivait derrière moi.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dis-je quand il me rattrapa. Me suivriez-vous ?

Il haussa les épaules et eut un rire gêné :

— Tu es la vedette n°1, le clou du congrès. Pas possible de te laisser écraser par ces cow-boys motorisés de Chicago, ni attaquer et dépouiller dans State Street.

— Je n’aime pas être tenu en laisse.

Il évita mon regard, tout en marchant près de moi, les mains profondément enfoncées dans les poches.

— Ne prends pas cela mal, Charlie. Le vieux est sur les dents. Ce congrès a une grosse importance pour lui. Sa réputation est en jeu.

— Je ne savais pas que vous étiez tellement amis, dis-je sarcastiquement, me souvenant de toutes les occasions où Burt s’était plaint de l’étroitesse d’esprit et de l’arrivisme du professeur.

Je ne suis pas tellement ami avec lui. (Il me lança un regard de défi.) Mais il a mis toute sa vie dans cette affaire. Il n’est ni Freud, ni Jung, ni Pavlov, ni Watson, mais ce qu’il fait est important et je respecte la manière dont il s’y consacre – et peut-être plus encore parce qu’il n’est qu’un homme ordinaire qui essaie de faire une œuvre de grand homme, alors que les grands hommes sont tous occupés à faire des bombes.

— J’aimerais vous entendre, face à lui, le traiter d’homme ordinaire.

— Cela n’a pas d’importance, ce qu’il pense de lui-même. Bien sûr que c’est un prétentieux, et alors ? Cette prétention est sans doute nécessaire pour qu’un homme tente une chose comme celle-là. J’en ai vu assez d’autres comme lui pour savoir qu’à cette solennité et à cette outrecuidance se mêle une sacrée bonne dose d’incertitude et de crainte.

— Et d’imposture et de superficialité, ajoutai-je. Je les vois maintenant tels qu’ils sont : des imposteurs. Je le soupçonnais de Nemur. Il semblait toujours avoir peur d’on ne sait quoi. Mais de Strauss, cela m’a étonné.

Burt s’arrêta et lâcha une longue expiration. Nous entrâmes dans un bar pour prendre un café. Je ne voyais pas son visage, mais sa manière de respirer trahissait son exaspération.

— Vous pensez que je me trompe.

— Simplement que tu es arrivé bien loin, très vite, dit-il. Tu as un cerveau formidable maintenant, une intelligence qui ne peut réellement pas être calculée, tu as déjà absorbé plus de connaissances que la plupart des gens n’en peuvent amasser dans toute une longue vie. Mais tu es… boiteux. Tu sais des choses. Tu vois des choses. Mais tu n’as pas encore atteint à la compréhension ou – disons mieux – à la tolérance. Tu les traites d’imposteurs, mais quand donc l’un ou l’autre a-t-il jamais prétendu être parfait ou surhumain ? Ce sont des gens ordinaires. C’est toi le génie.

Il s’interrompit gauchement, soudain conscient qu’il me sermonnait.

— Continuez.

— As-tu déjà rencontré la femme de Nemur ?

— Non.

— Si tu veux comprendre pourquoi il est toujours sous pression, même quand les choses vont bien au labo et pour ses conférences, il faut que tu connaisses Bertha Nemur. Savais-tu que c’est elle qui lui a obtenu sa chaire de professeur ? Savais-tu qu’elle s’est servi de l’influence de son père pour lui faire avoir cette subvention de la Fondation Welberg ? Bon, et maintenant, c’est elle qui l’a poussé à cette présentation prématurée au congrès.

Tant que tu n’as pas eu une femme comme elle, qui te domine, n’imagine pas pouvoir comprendre celui qui en a une.

Je ne répondis rien et je vis qu’il voulait rentrer à l’hôtel. Tout le long du chemin, nous restâmes silencieux.

Suis-je un génie ? Je ne le pense pas. Pas encore en tout cas. Comme dirait Burt, en parodiant les euphémismes du jargon des éducateurs, je suis exceptionnel – terme démocratique utilisé pour éviter les étiquettes infamantes de doué ou de faible (qui signifièrent brillant ou attardé), mais dès qu’exceptionnel commencera à avoir quelque signification pour quelqu’un, on le changera. Il semble que la règle soit de n’utiliser une expression que tant qu’elle ne signifie rien pour personne. Exceptionnel s’entend aussi bien pour un extrême que pour l’autre, si bien que j’ai été exceptionnel toute ma vie.

Ce qui est étrange dans l’acquisition du savoir, c’est que plus j’avance, plus je me rends compte que je ne savais même pas que ce que je ne savais pas existait. Voici peu de temps, je pensais sottement que je pouvais tout apprendre – acquérir tout le savoir du monde. Maintenant, j’espère seulement arriver à savoir que ce que je ne sais pas existe et en comprendre une miette.

En aurai-je le temps ?

Burt est mécontent de moi. Il me trouve impatient et les autres doivent partager ce sentiment. Mais ils me repoussent et essaient de me maintenir à ma place. Quelle est ma place ? Qui et que suis-je, maintenant ? Suis-je le produit de toute ma vie ou seulement des derniers mois ? Ah ! comme cela les impatiente lorsque j’essaie d’en discuter avec eux. Cela ne leur plaît pas d’admettre qu’ils ne savent pas. Il est paradoxal de voir un homme ordinaire comme Nemur se consacrer à transformer en génies d’autres hommes. Il voudrait qu’on le considère comme le découvreur de nouvelles lois de l’art d’apprendre – l’Einstein de la psychologie. Il a la crainte du maître d’être surpassé par son élève, la terreur du maître de voir son disciple discréditer son œuvre. (Non pas que je sois, au sens strict, l’élève ou le disciple de Nemur comme l’est Burt.)

Je considère que la peur de Nemur d’être révélé comme un homme qui marche sur des échasses parmi des géants est compréhensible. Un échec, au point où nous en sommes, le briserait. Il est trop âgé pour tout recommencer.

Si choquant que ce soit de découvrir la vérité sur des hommes que je respectais et en qui j’avais confiance, je crois que Burt a raison. Je ne dois pas être trop impatient à leur égard. Leurs idées et leurs brillants travaux ont rendu l’expérience possible. Je dois me garder d’une tendance naturelle à les considérer de haut, maintenant que je les ai surpassés.

Il faut que je comprenne que lorsqu’ils m’exhortent sans cesse à m’exprimer et à écrire simplement afin que les gens qui lisent ces comptes rendus puissent me comprendre, ils parlent pour eux aussi. Néanmoins, il reste effrayant que mon destin soit entre les mains d’hommes qui ne sont pas les géants que je croyais naguère, mais simplement des hommes qui ne connaissent pas la solution de tous les problèmes.

 

13 juin. Je dicte ceci en proie à une grande tension émotionnelle. Je suis parti en abandonnant toute l’affaire. Je suis dans un avion qui me ramène, seul, à New York, et je n’ai aucune idée de ce que je vais faire une fois arrivé.

D’abord, il me faut avouer que j’étais très impressionné à la pensée d’un congrès international de savants et de chercheurs, réunis pour un échange d’idées. C’était là, pensais-je, que tout se passait vraiment. Là, ce serait autre chose que les discussions stériles du collège parce que les participants appartenaient aux plus hauts sommets de la recherche et de l’enseignement en psychologie ; c’étaient des savants qui écrivaient les livres et qui faisaient les conférences, des autorités que les gens citaient. Si Nemur et Strauss étaient des hommes ordinaires qui œuvraient au-delà de leurs capacités, j’étais persuadé que ce serait différent pour les autres.

Lorsque vint l’heure de la séance, Nemur nous guida à travers le gigantesque hall, avec son lourd décor baroque et ses énormes escaliers de marbre. Nous avancions au milieu d’une foule croissante de gens qui serraient des mains, échangeaient des saluts de la tête, ou des sourires. Deux autres professeurs de Beekman, arrivés à Chicago le matin même, se joignirent à nous. Les Prs White et Clinger étaient un peu à droite, et un ou deux pas derrière Nemur et Strauss, tandis que Burt et moi fermions la marche.

Les gens qui se pressaient dans la grande salle de bal s’écartèrent pour nous laisser le passage, et Nemur salua de la main les reporters et les photographes qui étaient venus pour entendre de leurs propres oreilles les résultats sensationnels obtenus avec un adulte attardé en un peu plus de trois mois seulement.

Nemur avait, de toute évidence, envoyé d’avance des communiqués à la presse.

Quelques-unes des communications faites au congrès furent remarquables. Un groupe de recherche, venu de l’Alaska, montra comment la stimulation de certaines zones du cerveau déterminait un développement significatif de la faculté d’apprendre, et un autre groupe, de Nouvelle-Zélande, avait établi la carte des régions du cerveau qui contrôlent la perception et la rétention des stimuli.

Mais il y eut aussi d’autres communications – l’étude de P.T. Zimmerman sur la différence de durée du temps pris par des rats pour se débrouiller dans un labyrinthe quand les coins étaient arrondis et non angulaires, ou l’exposé de Worfel à propos de l’effet du niveau d’intelligence sur le temps de réaction des singes rhésus. Les communications de ce genre me rendirent furieux. Tant d’argent, de temps et d’énergie dilapidés dans l’analyse détaillée de sujets sans aucun intérêt. Burt avait raison quand il louait Nemur et Strauss de se consacrer à des recherches importantes et incertaines, plutôt qu’à d’autres, insignifiantes mais sans risque.

Si seulement Nemur voulait bien me considérer comme un être humain.

Après que le président de séance eut annoncé la communication de l’Université Beekman, nous avons pris place derrière la longue table sur l’estrade. Algernon dans sa cage entre Burt et moi. Nous étions le clou de la soirée et, lorsque nous fûmes installés, le président entama sa présentation. Je m’attendais presque à l’entendre clamer : « Mesdames z’et Messieurs. Prenez vos places, prenez vos billets, entrrrez voir nos phénomènes ! Un spectacle comme on n’en a jamais vu dans le monde scientifique ! Une souris et un idiot transformés en génies sous vos propres yeux ! »

J’avoue que j’étais venu avec une certaine idée préconçue.

Il se contenta de dire : « La communication qui va vous être faite n’a vraiment pas besoin d’être présentée. Nous avons tous entendu parler des recherches extraordinaires faites à l’Université Beekman, grâce à l’appui de la Fondation Welberg, et conduites par le directeur du département de psychologie, le Pr Nemur, en collaboration avec le Dr Strauss, du Centre neuropsychiatrique Beekman. Il est inutile d’ajouter que c’est une communication que nous attendons tous avec le plus vif intérêt. Je passe la parole au Pr Nemur et au Dr Strauss. »

Nemur inclina aimablement la tête aux éloges introductifs du président et adressa à Strauss un clin d’œil de triomphe.

Le premier orateur de l’Université Beekman fut le Pr Clinger.

Je commençais à m’énerver, et je voyais qu’Algernon, incommodée par la fumée, le brouhaha et l’environnement inhabituel, tournait nerveusement dans sa cage. J’eus la plus étrange envie d’ouvrir sa cage et de la laisser sortir. C’était une idée absurde – plus une démangeaison qu’une idée – et j’essayai de l’oublier. Mais en écoutant le compte rendu stéréotypé du Pr Clinger sur « les effets de cagettes d’arrivée vers la gauche dans un labyrinthe en T comparés à ceux de cagettes d’arrivée vers la droite dans un labyrinthe semblable », je me retrouvai en train de jouer avec le mécanisme de fermeture de la cage d’Algernon.

Dans un instant (avant que Strauss et Nemur dévoilent leur suprême réussite), Burt lirait un papier décrivant les méthodes et les résultats dans la conduite des tests d’intelligence et d’éducation qu’il avait imaginés pour Algernon. Cette lecture serait suivie d’une démonstration où Algernon devrait faire ses preuves et résoudre un problème pour avoir droit à son repas – ce que je n’ai jamais cessé de détester !

Je n’avais rien à reprocher à Burt. Il avait toujours été honnête avec moi – plus que la plupart des autres – mais quand il décrivit la souris blanche à laquelle avait été donnée l’intelligence, il fut aussi pompeux et aussi artificiel que les autres. Comme s’il essayait d’endosser la robe de ses professeurs. Je me retins à ce moment, plus par amitié pour Burt que pour toute autre raison. Laisser sortir Algernon de sa cage mettrait le chaos dans la séance et, après tout, c’était le premier contact de Burt avec le panier de crabes de la promotion universitaire.

J’avais le doigt sur la clenche de la porte de la cage, et tandis qu’Algernon suivait de ses yeux roses le mouvement de ma main, je suis certain qu’elle savait ce à quoi je pensais. À ce moment, Burt prit la cage pour sa démonstration. Il expliqua la complexité du verrou à combinaison, et la difficulté du problème posé à chaque fois que la serrure devait être ouverte – de petits loquets de plastique s’enclenchaient selon des combinaisons variées et devaient être commandés par la souris qui actionnerait une série de leviers dans le même ordre. À mesure que l’intelligence d’Algernon s’était accrue, sa rapidité à résoudre le problème avait augmenté, c’était évident. Mais Burt révéla une chose que je n’avais pas su.

À l’apogée de son intelligence, la manière d’agir d’Algernon était devenue variable. Certaines fois, selon le rapport de Burt, Algernon refusait absolument de travailler alors même qu’elle avait apparemment faim – d’autres fois, elle résolvait le problème, mais au lieu de profiter de sa récompense en nourriture, elle se jetait contre les parois de la cage.

Lorsque quelqu’un dans l’auditoire demanda à Burt s’il voulait ainsi laisser entendre que l’intelligence accrue était directement la cause de ce comportement désordonné, Burt éluda la question :

— En ce qui me concerne, dit-il, il n’y a pas suffisamment de preuves pour justifier cette conclusion. Il existe d’autres hypothèses. Il est possible qu’à ce stade, l’intelligence accrue et le comportement désordonné résultent de l’opération chirurgicale originelle, au lieu que l’une soit fonction de l’autre. Il est également possible que ce comportement désordonné soit particulier à Algernon. Nous ne l’avons retrouvé chez aucune des autres souris traitées, mais aucune de celles-ci n’a atteint un degré d’intelligence aussi élevé qu’Algernon, ni ne l’a conservé aussi longtemps qu’elle.

Je compris immédiatement que cette information m’avait été cachée. J’en suspectai la raison, et j’en fus irrité, mais ce ne fut rien auprès de la colère qui me saisit quand ils projetèrent les films.

Je n’avais jamais su que mes premiers tests au laboratoire avaient été cinématographiés. Et j’étais là, près de Burt, à la table, embarrassé, la bouche ouverte, tandis que j’essayais de parcourir le labyrinthe avec le stylo électrique. Chaque fois que je recevais une décharge, mon visage traduisait un ahurissement stupide, les yeux ronds, puis me revenait un sourire bête. Chaque fois que cela arrivait, l’assistance éclatait de rire. Course après course, cela se répétait et chaque fois les gens trouvaient cela encore plus drôle.

Je me dis que ce n’étaient pas là des amateurs de rigolade, mais des savants réunis pour perfectionner leurs connaissances. Ils ne pouvaient pas s’empêcher de trouver ces images drôles. Cependant, quand Burt se mit à l’unisson et fit des commentaires comiques sur les films, je me sentis poussé à la malice. Ce serait encore plus drôle de voir Algernon s’échapper de sa cage et tous ces gens se débander et se mettre à quatre pattes pour tenter de rattraper une souris blanche, un petit génie en fuite.

Mais je me retins, et quand Strauss prit la parole, cette impulsion m’avait quitté.

Strauss traita longuement de la théorie et des techniques de la neurochirurgie, exposant en détail comment les premières études sur la localisation des centres de contrôle des hormones lui avaient permis d’isoler et d’exciter ces centres, enlevant en même temps la partie du cortex productrice d’inhibiteurs d’hormones. Il expliqua la théorie du blocage des hormones et poursuivit en décrivant mon état physique avant et après l’intervention chirurgicale. Des photographies (que je ne savais pas avoir été prises) furent distribuées et passèrent de main en main, tandis qu’elles étaient commentées. Je vis par les hochements de tête et les sourires que la plupart des gens étaient d’accord avec lui sur le fait que « l’expression passive et vide du visage » avait été transformée en une « apparence alerte et intelligente ». Il discuta également en détail les aspects pertinents de nos séances de psychothérapie – spécialement les modifications de mon comportement à l’égard de la libre association d’idées.

J’étais venu là comme un élément faisant partie d’une communication scientifique et je m’attendais à être donné en spectacle, mais tout le monde continuait à parler de moi comme si j’étais une sorte d’objet nouvellement créé qu’on présentait au monde scientifique. Personne dans cette salle ne me considérait comme un être humain. La constante juxtaposition « Algernon et Charlie », « Charlie et Algernon » montrait clairement qu’ils nous considéraient tous les deux comme une paire d’animaux d’expérience, sans aucune existence en dehors du laboratoire. Mais, mon sentiment de colère mis à part, je ne pouvais m’empêcher de penser que quelque chose clochait.

Enfin, ce fut au tour de Nemur de parler – il récapitula le tout en tant que directeur de l’expérience – et de se mettre en vedette comme l’auteur d’un brillant exploit. C’était pour lui le jour tant attendu.

Il faisait grande impression, debout sur l’estrade, et tandis qu’il parlait, je me sentis hocher la tête avec lui, d’accord sur des faits que je savais être vrais. Les tests, l’expérience, l’intervention chirurgicale et le développement mental qui s’ensuivit, furent décrits longuement, et son discours fut égayé par des citations de mes comptes rendus. Plus d’une fois, je dus entendre des réflexions intimes ou sottes, lues devant toute l’assistance. Dieu merci, j’avais eu la précaution de garder la plus grande partie des détails concernant Alice et moi dans mon dossier personnel.

Puis, à un endroit de son résumé, il dit :

— Nous qui avons travaillé à cette expérience à l’Université Beekman, avons la satisfaction de savoir que nous avons pris une erreur de la nature et que, par nos techniques nouvelles, nous en avons fait un être humain supérieur. Quand Charlie est venu à nous, il était hors de la société, seul dans une grande ville, sans amis ni parents pour s’occuper de lui, sans l’équipement mental nécessaire à une vie normale. Sans passé, sans contact avec le présent, sans espoir pour l’avenir. On pourrait dire que Charlie Gordon n’existait pas réellement avant cette expérience…

Je ne sais pas pourquoi cela m’irrita si intensément de les entendre parler de moi comme d’un article tout nouvellement fabriqué dans leur usine privée, mais c’était – j’en suis certain – les échos de cette idée qui avaient résonné dans les cavités de mon cerveau depuis le moment où nous étions arrivés à Chicago. Je voulais me lever, montrer à tous quel imbécile il était et lui crier : « Je suis un être humain, une personne, avec des parents et des souvenirs et une existence – et je l'étais avant que vous me poussiez sur un chariot dans la salle d’opération !

En même temps, dans réchauffement de ma colère, naissait la compréhension accablante de ce qui m’avait perturbé tandis que Strauss parlait et à nouveau quand Nemur avait généralisé les données. Ils avaient fait une erreur, naturellement ! L’évaluation statistique de la période d’attente nécessaire pour prouver la permanence de la transformation avait été fondée sur des expériences antérieures dans le domaine du développement mental et de la faculté d’apprendre, sur des périodes d’attente concernant des animaux normalement stupides ou normalement intelligents. Mais il était évident que la période d’attente devait être prolongée dans les cas où l’intelligence de l’animal avait été doublée ou triplée.

Les conclusions de Nemur étaient donc prématurées. Car aussi bien pour Algernon que pour moi, il faudrait davantage de temps pour savoir si la modification persisterait. Les professeurs avaient fait une erreur et personne ne s’en était aperçu. Je voulais me dresser et le leur dire, mais je ne pouvais pas bouger. Comme Algernon, je me trouvais enfermé derrière le grillage de la cage qu’ils avaient construite autour de moi.

Maintenant, on allait passer aux questions de l’auditoire et avant qu’on me permette de dîner, il me faudrait faire mes tours devant cette assemblée distinguée. Non. Il fallait que je m’en aille.

—… Dans un certain sens, il est le produit de l’expérimentation psychologique moderne. Au lieu d’une coquille vide dépourvue d’esprit, un fardeau pour la société qui ne peut que craindre son comportement irresponsable, nous avons un homme digne et sensible, prêt à prendre sa place de membre actif dans la communauté. J’aimerais que vous écoutiez tous quelques mots de Charlie Gordon.

Que le diable l’emporte ! Il ne savait pas de quoi il parlait. À ce moment, la tentation fut plus forte que moi. Fasciné, je vis ma main bouger, indépendamment de ma volonté, tirer le verrou de la cage d’Algernon. Quand je lui ouvris, elle me regarda et marqua un temps, puis elle se retourna, fila comme une flèche hors de sa cage et fonça au galop à travers la longue table.

D’abord, on la vit à peine sur le damas qui couvrait la table, une vague tache blanche, jusqu’à ce qu’une femme hurle, culbutant sa chaise en se dressant sur ses pieds. Autour d’elle, les carafes d’eau se renversèrent, puis Burt cria : « Algernon s’est échappée ! » Algernon sauta de la table sur l’estrade et de l’estrade sur le plancher.

« Attrapez-la ! Attrapez-la ! » glapissait Nemur, tandis que l’assistance, partagée dans ses intentions, devenait un inextricable enchevêtrement de bras et de jambes. Quelques femmes (anti-expérimentalistes ?) tentèrent de monter sur d’instables chaises pliantes, que d’autres, en essayant d’attraper Algernon, renversèrent.

— Fermez les portes du fond ! clamait Burt, qui se rendait compte qu’Algernon était assez intelligente pour se diriger dans cette direction.

— Cours, cours ! m’entendis-je crier. Par la porte latérale !

— Elle s’est enfuie par la porte latérale ! s’écria quelqu’un en écho.

— Attrapez-la ! Attrapez-la ! implorait Nemur.

La foule sortit de la salle de bal et se répandit dans les couloirs, tandis qu’Algernon, galopant sur la moquette marron du hall, les faisait drôlement courir. Sous les tables Louis XIV, autour des palmiers en pots, grimpant les escaliers, prenant les tournants, dégringolant les escaliers dans le grand hall, ameutant d’autres gens au passage. Les voir tous courir de droite et de gauche dans le hall, à la poursuite d’une souris blanche plus intelligente que beaucoup d’entre eux, était le spectacle le plus drôle qu’on ait vu depuis longtemps.

— Tu peux rire ! grogna Nemur, qui se cogna presque à moi. Si on ne la retrouve pas, toute l’expérience est fichue !

Je faisais semblant de chercher Algernon sous un panier à papiers :

— Est-ce que vous le savez ? dis-je. Vous avez fait une erreur. Et à partir d’aujourd’hui, cela n’aura peut-être plus d’importance du tout.

Quelques secondes après, une demi-douzaine de femmes sortirent en criant des toilettes, serrant frénétiquement leurs jupes autour de leurs jambes.

— Elle est là ! s’écria quelqu’un.

Mais un instant, la foule des poursuivants fut arrêtée par l’inscription sur le mur : Dames. Je fus le premier à franchir cette barrière invisible et à entrer dans le sacro-saint lieu.

Algernon était penchée sur l’un des lavabos, les yeux braqués sur son reflet dans le miroir.

— Allons, viens, dis-je. On va s’en aller tous les deux d’ici.

Elle se laissa prendre, et je la mis dans la poche de ma veste :

— Reste tranquille là-dedans jusqu’à ce que je te le dise.

Les autres entrèrent, bousculant les portes battantes, avec un air coupable comme s’ils s’attendaient à voir des femmes nues en train de hurler. Je sortis tandis qu’ils fouillaient les toilettes et j’entendis la voix de Burt :

— Il y a un trou dans cette gaine d’aération. Peut-être a-t-elle grimpé par là.

— Cherchez où cela conduit, dit Strauss.

— Montez au second, dit Nemur en faisant signe à Strauss, je descends au sous-sol.

À ce moment, ils s’élancèrent hors des toilettes des dames et les forces se partagèrent. Je suivis le contingent de Strauss au deuxième où ils essayèrent de trouver où menait la gaine d’aération. Lorsque Strauss, White et leur demi-douzaine de compagnons tournèrent à droite dans le couloir B, je tournai à gauche dans le couloir C et pris l’ascenseur pour monter dans ma chambre.

Je fermai la porte derrière moi et tapotai ma poche. Un museau rose et une touffe de poils blancs apparurent et jetèrent un coup d’œil sur les alentours.

— Je vais faire mes valises, dis-je, et nous filerons, rien que toi et moi, une paire de génies fabriqués par l’homme, en fuite.

Je fis mettre les valises et le magnétophone dans un taxi, payai ma note d’hôtel et sortit par la porte tournante avec l’objet de la poursuite niché dans ma poche. Je me servis de mon billet de retour pour rentrer à New York.

Au lieu de regagner mon appartement, j’ai l’intention de m’installer dans un hôtel en ville, pour une ou deux nuits. Nous l’utiliserons comme base d’opérations pendant que je chercherai un appartement meublé quelque part dans les environs de Times Square.

En parlant de tout cela, je me sens mieux – et même un peu nigaud. Je ne sais vraiment pas pourquoi je me suis tellement énervé, ni ce que je fais dans ce Jet qui vole vers New York avec Algernon dans une boîte à chaussures sous mon siège. Il ne faut pas que je m’affole. L’erreur ne signifie pas nécessairement que ce soit grave. Simplement que le résultat n’est pas aussi assuré que le croyait Nemur. Mais où vais-je maintenant ?

Il faut d’abord que je voie mes parents. Dès que je pourrai.

Je n’aurais peut-être pas tout le temps que je pensais avoir…